Francis Renaud : Sémantique du temps et lambda-calcul,
PUF, collection ``Linguistique nouvelle'', 1996, 252 p.

Cet ouvrage poursuit l'objectif louable de montrer à la communauté des linguistes et chercheurs en sciences cognitives le bénéfice que l'on peut tirer de techniques venues de l'Intelligence Artificielle, en particulier dans le domaine de la sémantique (formelle).

A cet effet, l'auteur propose un ouvrage organisé en deux parties nettement distinctes : d'une part, une étude linguistique de la sémantique des expressions de temps en français, étude formalisée au moyen des outils présentés dans la seconde partie (essentiellement, la sémantique « basée sur les modèles » (model-theoretic), et le lambda-calcul) ; d'autre part, une présentation didactique, à l'intention des non-spécialistes, de ces outils, ou plutôt de certains d'entre eux (lambda-calcul et langages fonctionnels).

Avant de commenter ces deux parties, je voudrais noter que la contribution de ce livre comporte une troisième aspect : les différentes introductions, l'avant-propos, et diverses mentions disséminées dans le texte sont l'expression d'un point de vue de l'auteur sur le domaine de la sémantique (formelle) (dans certains cas, on peut parler d'« état de l'art »), qui appelle des commentaires que l'on trouvera à la fin de cette note de lecture. gif

Une sémantique opératoire du temps (ch. 1)

Ce premier chapitre, qui constitue la contribution linguistique de l'ouvrage, contient une introduction sur laquelle je reviens plus loin (section 1), une partie organisée autour des données linguistiques (section 2), et une partie proposant « un système de représentation du temps » (section 3).

La section 2, intitulée « Des données aux représentations », commence par une section 2.1 « Les données » qui propose une étude des expressions de temps et de leurs propriétés sémantiques, et leur formalisation. Les données considérées sont en fait réduites aux adverbes temporels et aux temps verbaux. Avec une certaine originalité, l'auteur privilégie les adverbes au détriment de ces derniers, sur la base de l'observation que de nombreuses langues ne disposent pas de système de flexion verbale ou d'auxiliaires temporels. En revanche, on ne sait pas pourquoi l'auteur passe sous silence les contributions aspectuo-temporelles des connecteurs et des subordonnées temporelles, ou celles des items lexicaux, dont le rôle pour le référence temporelle, et encore plus pour les propriétés aspectuelles des énoncés n'est plus à démontrer [Kamp et Roßdeutscher1992, par exemple,].

Les adverbes temporels sont traités sur 6 pages (pp. 33--38), qui consistent plus, comme le dit l'auteur, à « introduire [sa] terminologie », qu'à faire apparaître des propriétés sémantiques non triviales des adverbes temporels. On y apprend que l'on peut classer les adverbiaux de temps en compléments de durée, d'intervalle et d'instant. Si cette classification annonce la discussion qui suit (section 2.2), à propos de l'adéquation des systèmes formels à base d'instant, d'intervalle ou d'événement (cf. [Bras1990,Bestougeff et Ligozat1989], [Kamp et Reyle1993, § 5.1,]), elle n'épuise certainement pas les données linguistiques, même à un niveau de « première approximation » revendiqué par l'auteur. En fait, sa pertinence vient, non pas de la langue, mais des approches formelles qui ont identifié ces différents points de vue sur la droite réelle. Les approches linguistiques ont largement fait état de la complexité de ce problème [Molinès1989], ou [Gross1986, cité par l'auteur,].

La section 2.2 « Outils formels » est consacrée à une discussion rapide sur les avantages comparés des logiques temporelles inspirées de Prior et de la proposition de Davidson. On peut regretter le traitement infligé à Davidson [Davidson1967] : on indique en effet simplement en note que le système de l'auteur est proche de celui de Davidson, alors que ce dernier a élaboré la proposition alternative de l'approche priorienne qui a inspiré de manière décisive pratiquement tous les travaux de sémantique formelle qui s'intéressent au temps ! On peut aussi regretter l'absence de la logique modale, du moins en tant que telle.

Le reste de ce chapitre (section 2.3) est consacré à l'élaboration du système, on y propose une représentation du temps (le titre est « Un système de représentation du temps »). On y met en oeuvre les points suivants : (i) la notion d'intervalle, (ii) une métrique, (iii) une gestion d'un point de référence (rôle anaphorique des temps verbaux, à la [Reichenbach1947,Kamp1979]), et (iv) des systèmes de repérage déictique, anaphorique, absolu.

Deuxième partie

Le reste de l'ouvrage présente de façon pédagogique et progressive trois types de formalisme apparentés, le lambda-calcul non typé et typé, et les langages fonctionnels. Ces trois chapitres sont autonomes, et présentent les formalismes indépendemment de l'application introduite en première partie. Ce choix de structuration de l'ouvrage permet donc d'utiliser ce livre comme introduction à ces techniques y compris pour des lecteurs non intéressés par la sémantique du temps.

En ce sens, comme annoncé par l'auteur, l'ouvrage se situe entre [Dowty et al. 1981] et [Hindley et Seldin1986], avec l'avantage d'être en français. J'ajouterais qu'il prend aussi sa place parmi les ouvrages d'introduction d'outils formels à destination des linguistes, comme [McCawley1981] ou [Partee et al. 1987], avec lesquels il présente une certaine complémentarité.

Point de vue sur la sémantique

Comme je l'ai annoncé, ce livre contient aussi l'expression d'un point de vue sur le domaine de la sémantique formelle, et sur les pratiques de la communauté scientifique, qui est introduit soit à l'occasion de survols de la littérature, soit dans des commentaires généraux en particulier dans les parties introductives. Et c'est sur ce point que cet ouvrage est le plus problématique : il n'est pas loin de prétendre fonder une nouvelle voie de recherche en sémantique formelle alors que d'une part ce qu'il propose n'est pas à l'abri des reproches qu'il fait au autres approches, et que d'autre part la démarche qu'il appelle de ses voeux est largement pratiquée par ailleurs, ce qu'il semble ignorer.

Commençons par la forme : outre le ton agressif déjà évoqué, cet ouvrage se caractérise, dans une partie de son texte, par un ton péremptoire, sur le mode « on voit encore trop souvent ... », « comme c'est encore trop souvent le cas en linguistique » (p. 6). Cette façon de se poser en détenteur de la vraie voie, de montrer du doigt ceux qui sont dans l'erreur, est franchement agaçante, d'autant plus que les cibles ne sont pas toujours explicites. Mais que leurs cibles soit implicites ou identifiées (par exemple, la critique littéraire, p. 17, ou la linguistique cognitive de Langacker, p. 26), ces attaques ne font qu'obscurcir le propos (en particulier lorsqu'elles sont implicites) et n'ont aucune raison d'être dans une démarche scientifique. Si l'auteur veut critiquer d'autres approches, qu'il commence par leur rendre justice, en proposant une comparaison objective avec la sienne ; ou bien qu'il se contente de présenter son propre point de vue, avec ses points forts et faibles, en laissant à d'autres le soin de comparer les approches. D'autant que l'ensemble de l'ouvrage n'est malheureusement pas à l'abri des reproches en question.

Sur le fond, maintenant. L'ouvrage commence par poser que « les diverses tentatives de théorisation de la sémantique [des langues] ont conduit à des impasses plus ou moins sérieuses ». Je ne veux pas nier l'intérêt de la provocation, y compris dans les ouvrages scientifiques ; mais en l'occurrence, le reste de l'ouvrage ne souligne que trop le fait que cette proposition repose sur une méconnaissance de la littérature et des nombreux travaux contemporains dans ce domaine. Certes, comme l'auteur l'indique, cet ouvrage ayant été conçu en 1990-91, les travaux récents ne sont pas considérés. gif Mais les travaux qui invalident la phrase (p. 6) « La tentative de formalisation la plus sérieuse due à Montague n'a produit pour l'instant que des études limitées sans jamais arriver à déboucher sur un véritable programme de recherche productif. » datent de bien avant ! En se réduisant à l'héritage le plus incontestable des travaux de Montague, et en ne parlant que des approches dites « dynamiques », on peut citer, en particulier, les travaux de Hans Kamp -- Discourse Representation Theory [Kamp1981,Kamp et Reyle1993], ceux de Irene Heim -- File Change Semantics [Heim1982], assez proches de la DRT, ainsi que ceux de Jeroen Groenendijk et Martin Stokhof -- Dynamic Predicate Logic [Groenendijk et Stokhof1990], ou encore de Jon Barwise et collaborateurs -- Situation Semantics [Barwise et Perry1983].

Il est impossible de parler d'échec, d'absence de programme de recherche, pour ces approches. Elles sont au contraire l'objet de nombreux travaux, qui, s'ils ne débouchent que peu sur le plan du traitement automatique des langues (peut-être est-ce ce que l'auteur a en tête), sont très productif sur de nombreux autres plans, que l'on peut évoquer rapidement : la caractérisation/description de phénomènes ressortissant de la sémantique (avec une incidence aussi pour les autres domaines tels que délimités traditionnellement, syntaxe, pragmatique...) a énormément progressé précisément grâce à l'accès à des outils de description formels ; on observe l'émergence de théories à valeur explicative ; ces théories ont rencontré un succès particulier dans la mise au jour et la prise en compte du rôle du discours en sémantique ; sans parler de l'apport et l'échange entre ces approches et les domaines voisins de la philosophie et des sciences cognitives.

L'auteur insiste sur la nécessité d'une validation empirique pour les théories de sémantique formelle (p. 6, et section 1.3). On peut tout d'abord s'interroger sur cette nécessité. Toute démarche scientifique (les mathématiques, par exemple) a-t-elle besoin d'une validation empirique ? Par ailleurs, si l'on accepte ce postulat, que faut-il entendre par validation empirique ? L'auteur semble considérer qu'il faut pour procéder à une validation recourir à une implémentation informatique de la théorie, de manière à pouvoir mener un test « à la Turing » (la théorie est valide si le système fonctionne comme un être humain). Cette vision, directement importée de l'Intelligence Artificielle, n'est pourtant pas la seule méthode empirique de validation : pourquoi pas aussi une méthode expérimentale (comme on le pratique en psychologie expérimentale), ou statistique ? Par ailleurs, on sait que le pseudo-test de Turing n'est pas sans poser de nombreux problèmes : théorique, d'abord : en quoi un tel point du vue, implicitement béhaviouriste, peut-il dire quelque chose de la compétence linguistique ? méthodologique, ensuite : comment mesurer la proximité du comportement du système avec celui d'un être humain ? Enfin, notons que même si l'on accepte le point de vue de l'auteur, il n'est pas nécessaire de recourir à l'outil informatique : la formalisation elle-même est suffisante, dès lors en tous cas qu'elle s'accompagne d'un système de déduction qui permette de construire sans contestation possible les implications d'une représentation donnée. On n'a pas plus besoin d'un ordinateur pour démontrer le théorème de Bolzano-Weierstrass que pour valider --- au sens de l'auteur --- une théorie sémantique.

La section 1.4 comprend une discussion intéressante sur la différence entre « représentation sémantique » et sens (ensemble dynamique des inférences que l'on tire d'une représentation). Cette discussion a en effet le mérite d'expliciter un point quelquefois ignoré. Cependant, une fois encore, l'auteur devrait éviter les affirmations péremptoires (p. 19) « (...) toutes les théories linguistiques actuelles ne produisent qu'au mieux des représentations sémantiques mais jamais de sens [traitement des représentations]. » Faux ! Cette distinction est précisément au coeur de nombreuses démarches sémantiques, en particulier dans la DRT : cf. par exemple [Kamp et Roßdeutscher1992], précisément consacré aux propriétés inférentielles de la DRT.

Ces réserves faites, je voudrais souligner que l'introduction et la section 1.1 présentent une ambition de fonder méthodologiquement et même épistémologiquement sa démarche, qui, si elle n'évite pas la maladresse, a le mérite de poser des questions extrêmement pertinentes sur la sémantique, questions que tout chercheur travaillant dans ce domaine aurait profit à considérer.

Conclusion

Cet ouvrage comprend trois contributions au domaine de la sémantique formelle, à des niveaux très différents :

References

Barwise et Perry1983
Jon Barwise et J. Perry. Situations and Attitudes. MIT Press, Cambridge, 1983.

Bestougeff et Ligozat1989
Hélène Bestougeff et Gérard Ligozat. Outils logiques pour le traitement du temps. Masson, 1989.

Bras1990
Myriam Bras. Calcul des structures temporelles du discours. Thèse d'université, Université Paul Sabatier, Toulouse, Septembre 1990.

Davidson1967
Donald Davidson. The logical form of action sentences. In Nicholas Resher, éditeur, The Logic of Decision and Action, pages 81--95. Pittsburgh University Press, 1967.

Dowty et al. 1981
David R. Dowty, Robert E. Wall, et Stanley Peters. Introduction to Montague Semantics. D. Reidel Publishing Company, Dordrecht, Holland, 1981.

Groenendijk et Stokhof1990
Jeroen A. G. Groenendijk et Martin B. J. Stokhof. Dynamic predicate logic. In Johan van Benthem, éditeur, Partial and Dynamic Semantics I, volume 2.1.A. Dyana deliverable, Janvier 1990.

Gross1986
Maurice Gross. Grammaire transformationnelle du Français. 3- Syntaxe de l'adverbe. Asstril, 1986.

Heim1982
Irene Heim. The Semantics of Indefinite and Definite Noun Phrases. Ph.d. dissertation, University of Massachussetts, Amherst, 1982.

Hindley et Seldin1986
J. R. Hindley et J. P. Seldin. Introduction to Combinators and lambda-calculus. Cambridge University Press, 1986.

Kamp et Reyle1993
Hans Kamp et Uwe Reyle. From discourse to logic. Kluwer Academic Publisher, 1993.

Kamp et Roßdeutscher1992
Hans Kamp et Antje Roßdeutscher. Remarks on lexical structure, DRS-construction and lexically driven inferences. Sprachtheoretishe Grundlagen für die Computerlinguistik 21, Universität Stuttgart, 1992.

Kamp1979
Hans Kamp. Events, instants and temporal reference. In R. Bäuerle, U. Egli, et A. Von Stechow, éditeurs, Semantics from Differents Points of view, pages 376--417. Springer Verlag, 1979.

Kamp1981
Hans Kamp. A theory of truth and semantics representation. In Jeroen A. G. Groenendijk, Theo M. V. Jansen, et Martin B. J. Stokhof, éditeurs, Formal Methods in the Study of Language, pages 277--322. Mathematical Centre Tract 135, Amsterdam, 1981.

McCawley1981
James D. McCawley. Everything that Linguists have Always Wanted to Know about Logic (but were ashamed to ask). University of Chicago Press, 1981.

Molinès1989
Frédérique Molinès. Acceptabilité et interprétation des adverbiaux de localisation temporelle. Mémoire de D.E.A., Université Toulouse Le Mirail, 1989.

Partee et al. 1987
Barbara Partee, Alice ter Meulen, et Robert E. Wall. Mathematical Methods in Linguistics. Kluwer, 1987.

Reichenbach1947
Hans Reichenbach. Elements of symbolic logic. McMillan, New York, 1947.

...lecture.
Avant de poursuivre, je voudrais signaler aussi que l'auteur fait usage à l'égard de la littérature qu'il commente à l'occasion d'un ton qui n'incite pas à l'indulgence. Seulement deux exemples : p. 49 (en note, à propos de Yip et Horstein) « (...) système au statut mal défini: (...), nous semble trop mal dégrossi, et l'objet de trop de jongleries artificielles (...) » ; p. 56 (en note, à propos de Galton et Shoham) « (...) magma de considérations empiriques mal définies (...) ».

...considérés.
On peut par ailleurs s'interroger, devant le grand dynamisme du domaine de la sémantique formelle, sur la pertinence de la publication, en 1996, d'une bibliographie qui s'arrête en 1991...

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Mise à jour
Wed Jun 17, 1998